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La démocratie aux champs.
Du jardin d'Eden aux jardins partagés, comment l'agriculture réinvente la démocratie

1er juin 2017
Depuis le début des années 2000, dans les villes des pays industrialisés, se multiplient les petits lopins de terre cultivés par des habitants : des potagers, carrés pédagogiques et bacs à compost occupent désormais les interstices du tissu urbain. Mais au-delà de la sympathie qu'inspirent généralement ces expériences, on peine à leur donner un sens véritablement politique. Perçus au mieux comme un remède inoffensif au mal-être des citadins, au pire comme une nouvelle tentative de la petite bourgeoisie urbaine de cultiver l'entre-soi dans une nature qui lui sert de décor, les jardins partagés et leurs nombreuses variantes semblent relever de l'effet de mode plutôt que d'une véritable nécessité sociale.

Chercheure en philsophie politique, Joëlle Zask ne se satisfait pas de cette analyse un peu trop rapide. Dans « La Démocratie aux Champs », elle entreprend de démontrer que derrière l'apparence d'une aimable robinsonnade se cachent des formes d'association et de coopération porteuses de valeurs véritablement démocratiques. En prenant le contre-pied de l'image constamment ressassée du paysan analphabète, calculateur, conservateur, elle trace le portrait, depuis l'Eden biblique jusqu'aux jardins ouvriers, d'un cultivateur qui se comporte non seulement en gardien éclairé des biens communs, mais aussi d'un créateur capable d'expérimenter des formes politiques garantes des libertés individuelles. Plutôt que sur les chaînes des usines et dans le mouvement ouvrier, notre idéal de liberté démocratique est, affirme-t-elle, à rechercher dans le geste du jardinier et l'expérience du petit paysan.

En trois chapitres passionnants, Joëlle Zask se livre à un travail d'exhumation de mouvements agraires porteurs d'idéaux d'émancipation sociale : si l'on connaît généralement les utopies de Fourier et d'Owen, on découvre ici plusieurs mouvements de lutte contre l'accaparement des terres qualifiés de « socialisme paysan », et dont les visées démocratiques et l'absence d'inscription doctrinaire leur ont valu de déplaire à la fois aux forces conservatrices et aux penseurs marxistes. De son propre aveu, face à la réalité désormais massive de l'agriculture industrielle qui s'est imposée presque partout au point d'en faire une force capable de déséquilibrer les grands équilibres planétaires, ces exemples peuvent sembler anecdotiques. Mais l'auteure assume cet effet de loupe, car elle voit dans ces récits des sources d'inspiration pour une citoyenneté en actes, qui ne serait donc ni « spectatrice » ni « identitaire ».

Spécialiste de l'oeuvre du philosophe et pédagogue pragmatiste John Dewey, pour qui le sujet se construit constamment par les expériences qu'il fait en société, Joëlle Zask n'hésite pas à établir des correspondances entre le soin qu'apporte le paysan au sol, avec le care, ce soin que l'on apporte aux autres. L'expérience de la culture de la terre, expérience de réalisation de soi, favoriserait ainsi l'association avec autrui. De cette tension fondatrice, entre individuation et vie en société, elle déduit la possibilité de l'avènement de moeurs coopératives et donc de ce qu'elle appelle une « sociabilité démocratique ».

Si cet essai donne parfois l'impression de chercher à tout prix à démontrer l'existence d'un paysan forcément épris d'autogouvernement, il ouvre des perspectives extrêmement stimulantes pour nos systèmes démocratiques à bout de souffle. En mettant en lumière la possibilité d'une interdépendance harmonieuse des êtres humains avec les cycles naturels qui constituent le fondement d'une vie digne sur cette planète, Joëlle Zask dessine en filigrane la possibilité d'une alliance de paysans-citoyens et de citadins-jardiniers décidés à sauver la fertilité des sols. Elle suggère aussi que ces forces nouvelles pourraient renouveler l'idéal démocratique, sans chercher à arraisonner la Terre, mais en faisant corps avec elle.

Alice Le Roy

Article publié dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger, juin 2017.

 

Joëlle Zask, La démocratie aux champs – Du jardin d'Eden aux jardins partagés, comment l'agriculture réinvente la démocratie La Découverte, collection Les empêcheurs de penser en rond, mars 2016, 18,50€, 256 pages.