Séminaire

Histoire et avenir du rationnement,
de 1973 à demain

20 juillet 2018
A l'occasion de ce soixante-quatrième séminaire de l'Institut Momentum, Mathilde Szuba se penche sur les mesures consécutives au choc pétrolier de 1973. En effet, quand on prend l’exemple de la Deuxième Guerre Mondiale, la réflexion est souvent retoquée au motif que, aujourd’hui, nous ne sommes pas en guerre aujourd’hui. Le cas des mesures de 1973 est donc un exemple intéressant, complémentaire par rapport à l’exemple de la Deuxième Guerre Mondiale, de ce que l’on peut imaginer comme politiques de sobriété ou de décroissance en urgence (in a hurry).

Les origines de la crise pétrolière de 1973


En octobre 1973, embargo de l’OPEPà l’encontre des USA, des Pays-Bas, de l’Afrique du Sud, de la Rhodésie, du Portugal, accusés de soutenir Israël pendant la guerre du Kippour.

Une conjonction de situations et d’événements :

  • La guerre du Kippour (6 au 25 octobre 1973)

  • Dépendance énergétique de l’Occident

  • Les USA ont passé leur pic de production en 1971.


Retour sur la chronologie, du 6 octobre jusqu’en décembre :ça va très vite, et en trois mois, le prix du pétrole a été multiplié par quatre.

En fait, il y avait déjà eu des discussions au sein de l’OPEP pour utiliser le pétrole comme arme géopolitique, et les experts internationaux ne sont pas vraiment surpris que l’OPEP passe à l’action. Viser les Pays-Bas, c’est aussi une manière de viser Shell. De plus Rotterdam est le principal port d’entrée du pétrole en Europe à cette époque-là. Il y a aussi des nationalisations visant Shell, à la même époque, dans plusieurs pays de l’OPEP.

La dépendance avait énormément augmenté auparavant : entre 1950 et 1973, le Moyen-Orient avait déjà multiplié par 14 sa production de pétrole.

Finalement, l’embargo est levé le 16 mars 1974, après retrait des derniers soldats israéliens du Sinaï.

La réaction des États : le cas des Pays-Bas


Un journal titre : « fermer le robinet du pétrole est un désastre national ».Et c’est vrai que la situation est particulièrement tendue, car les Pays-Bas sont le seul pays européen visé par un embargo complet. Il faut six semaines aux tankers saoudiens pour arriver aux Pays-Bas, donc un embargo décidé le 18 octobre commence à faire effet fin novembre. L’étude des minutes du gouvernement néerlandais de l’époque montent qu’ils ne savent pas exactement anticiper la rigueur du rationnement ; mais ils disent officiellement qu’il faut se préparer à un embargo très sévère.

Les dimanches sans voiture sont mis en œuvre du 4 novembre au 6 janvier ; et cela s’arrête le 6 janvier parce que le rationnementpar coupons prend le relais. Les dimanches sans voiture ne sont pas une première dans l’histoire néerlandaise, cela avait déjà été mis en place après la WW2, et pendant la crise de Suez ; donc c’est de mémoire assez récente.

Il y a des discussions au sein du gouvernement (travailliste) : le ministère de l’industrie ne veut rien d’obligatoire, mais la direction de l’énergie veut des mesures drastiques et immédiates, y compris le rationnement.

Le gouvernement néerlandais demande de l’aide aux autres pays européens, au nom du « burden sharing », mais c’est vite refusé.

La plupart des lois existaient déjà, et sont simplement activéesen 1973 :

  • La loi import-export ;

  • La loi rationnement ;

  • Déclaration de l’état d’urgence.


On estime finalement que l’on va devoir réduire la consommation domestique de 10%, et on décide de le faire essentiellement en activant des lois existantes.

Le Premier ministre déclare que le monde d’avant 1973 ne reviendra pas.

Au début, les premières mesures sont plutôt bien accueillies. Les mesures sont limitées par leurs effets, et entrent en résonance avec le mouvement « Stop kindermoor »qui était une campagne préexistante, de mères de familles, contre les voitures, accusées de tuer les enfants. Les spécialistes des politiques de mobilité comme Frédéric Héran expliquent que c’est après 1973 que les politiques de transport néerlandaises s’orientent vers le vélo. Il y a même des demandes explicites pour que le gouvernement aille plus vite, en invoquant les bénéfices annexes qu’on en tirera, notamment la réduction du nombre d’accidents de voitures.

Le gouvernement est critiqué pour sonmutisme, mais il n’est pas accusé d’adopter des mesures liberticides.

La réaction des États : le cas du Royaume-Uni


Au Royaume-Uni, a priori, ça devrait être plus facile, parce qu’il n’y a pas d’embargo complet. Mais en fait, cela fait un an qu’il y a un lourd conflit avec les mineurs, et le choc pétrolier intervient donc à un moment où il y a un début de pénurie de charbon et d’électricité. Le mouvement des mineurs a interdit les heures supplémentaires, et cela conduit bientôt à une division par deux de la production d’énergie.

Tout cela se passe en novembre 1973, et le gouvernement britannique déclare l’état d’urgence, avec coupures d’électricité, rationnement des automobilistes, semaine de travail de trois jours.

La semaine de trois jours, ça ne passe pas par une loi de réduction du temps de travail, mais par une loi interdisant la vente d’énergie aux entreprises pendant plus de trois jours par semaine (exception pour les services d’urgence et les magasins d’alimentation). Cela dure du 1erjanvier au 8 mars 1974, date d’appel de nouvelles élections (qui vont voir la fin du gouvernement Heath, l’élection d’unhung parliament, et l’accession de Margaret Thatcher à la tête du parti conservateur, sur un programme de fermeté face au syndicat des mineurs).

Au début, il n’y a pas de rationnement ; et il y a des paniques et des pénuries dans certaines stations-services ; ce qui conduit à ce que la population demande le rationnement.

Le rationnement est finalement mis en œuvre dès le 29 novembre 1973, et maintenu jusque 1975 (avec toute une période où on doit garder son carnet « au cas où »). Là encore, il y avait une histoire récente du rationnement, qui avait été utilisé à plusieurs reprises, ponctuellement, depuis la WW2. Et finalement, comme aux Pays-Bas, ce n’est pas le rationnement que l’on reproche au gouvernement, mais sa gestion de la crise des mineurs.

Leçons historiques


En France, il y a une hypertrophie du rationnement pendant la WW2, mais on voit qu’il y a de nombreux exemples. Il n’y a pas besoin d’être en situation de guerre.

Discussion


Yves Cochet : Mesmer était Premier ministre à l’époque. Les nucléocrates se sont précipités, en se disant que leur heure était venue. Et effectivement, elle est venue. Avant 1973, la dépendance au pétrole d’électricité française était de l’ordre de 65% ; c’était des centrales à fuel lourd. Du coup, en quelques semaines, juste avant la mort de Pompidou, on lance le programme électronucléaire de la France sur trente ans. Et ça a marché.

Encore Yves Cochet : Lors d’un second mini-choc pétrolier, entre 2005 et 2008, le baril est monté à 148$ le baril. Å ce moment-là, l’AIE a publié Saving electricity in a hurryet Saving oil in a hurry.

Jean-Luc Pasquinet : Le lancement du programme nucléaire français avait tout de même été préparé, notamment par des lois spéciales exonérant les industriels de toute responsabilité en cas d’accident nucléaire.

Mathilde Szuba : Effectivement, en science politique, on parle de porteurs de solution qui cherchent des problèmes : les nucléocrates ont vu en la crise pétrolière le problème idéal pour justifier leur solution.)

Agnès Sinaï : Aujourd’hui, on est en risque de surproduction électrique, avec du nucléaire qui ne diminue pas et des renouvelables qui augmentent. Alors dans ce contexte-là, deux questions : est-ce que le rationnement peut fonctionner pour l’électricité ? Et est-ce que le rationnement peut se faire à l’échelle d’une région ? Donc comment contextualiser cette approche historique en tenant compte de l’actualité, et de l’abondance électrique temporaire et déraisonnable qui se prépare ?

Mathilde Szuba : pour le rationnement, il faut une limite, il faut un 
cap. Donc avec la surabondance d’électricité, sans objectif de réduction, il n’y a pas de cap.

Agnès Sinaï : aujourd’hui, la rhétorique a changé, on ne parle plus ce cap. On parle de neutralité carbone d’une part, et de trajectoire d’autre part. Donc peut-il y avoir un rationnement sans cap, sans limite ?

Quelqu’un : les exemples ici sont ceux de pays de culture anglo-saxonne, donc est-ce qu’il y a des problèmes de transposition à la culture française ?

Mathilde Szuba : c’est surtout qu’en France, la dernière expérience de rationnement est liée à l’occupation allemande, donc c’est très bloquant.

Quelqu’un : en Suède, on vient de publier un guide officiel « que faire en cas de guerre ou de crise », qui peut être compris comme une manière soft powerde faire avancer ces questions-là.

Alain Gras : les remarques d’Agnès sont justes pour la France, mais c’est une situation vraiment très particulière. Aujourd’hui, il y a énormément de réserves de charbon, et toute l’industrie mondiale est en train de s’électrifier avec le charbon. Par ailleurs, aujourd’hui, on s’est vraiment déshabitué à la nuit sans électricité, donc il n’est pas sûr que l’on referait aussi facilement la même chose.

Laurence : que sait-on des programmes de rationnement envisagés par l’armée ?

Mathilde Szuba : à ma connaissance, pas grand-chose.

Quelqu’un : ça a été évoqué la semaine dernière à l’école de guerre, mais cela plutôt suscité des sourires qu’autre chose. Les militaires ne paraissaient pas très réceptifs.

Quelqu’un d’autre : L’armée américaine anticipe un retour de la guerre en Europe d’ici une trentaine d’années. Après, comment penser la question énergétique au niveau des biorégions ? D’abord, au niveau local et régional, cette question peut être portée dans les « plan résilience » de la ville de Paris. En biorégion, la question est aussi de repartir de l’écosystème ; il faut se demander le potentiel énergétique de la région.

Yves Cochet : cela renvoie au travail Ile-de-France, biorégion sans voiture en 2050 ; qui prévoit que la demande énergétique ne sera pas toujours satisfaite ; parce que ce seront des renouvelables. C’est l’hypothèse de travail qui a été retenue pour ce rapport :l’intermittence.

Jean-Luc Pasquinet : en France, il y a eu du rationnement au 16esiècle, en 1870… donc il y a aussi une histoire du rationnement avant la WW2. On pourrait taper d’abord sur le pétrole et son monde, c’est-à-dire sur la voiture et l’avion ; en France, la part des fossiles dans l’électricité n’est donc pas la priorité. Enfin, effectivement, l’intermittence est la norme dans une économie de flux ; le passage aux fossiles a permis le passage à une économie de stock qui ne connaît pas l’intermittence.

Encore quelqu’un d’autre : les réserves stratégiques de trois mois, c’est calculé comment ?

Mathilde Szuba : ce sont trois mois de consommation au niveau de consommation actuel, donc avec des mesures de rationnement ça pourrait durer un peu plus longtemps.