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Du nihilisme politique au temps de l'Anthropocène

23 mai 2017
A mes élèves,

Depuis septembre, je vous parle de nihilisme. Aujourd’hui je voudrais vous parler d’immunologie politique. Et je veux vous expliquer le lien que je fais entre les deux. Je m’adresse à mes élèves actuels, passés, futurs ou virtuels. Je m’adresse à vous de là où je suis.

Nihil : rien. Son opposé (totus) : tout. Le nihilisme avant d’être une doctrine est un état de l’âme. « Rien n’a de valeur » dit-il, « tout se vaut », ou « tout revient au nul ». Nihil et Totus se regardent en miroir. Le nihilisme refuse le travail de distinction et de hiérarchisation : il efface les différences, les degrés (grave / très grave) et il efface le temps : qu’il s’agisse de l’indécision du futur (déjà condamné) ; de la profondeur du passé (gommé ou glorifié) ; ou de l’immédiateté de la situation présente (qui n’est échangeable avec aucune autre et s’impose telle quelle). Je vous ai parlé de nihilisme pour aborder avec vous la question suivante : pourquoi des gens de votre âge ou du mien sont-ils prêts à se faire « sauter », en massacrant, au nom de l’idéologie religieuse et politique qu’on nomme le djihadisme ? A quelle régénération prétendent-ils accéder ? De quelle « pourriture » du monde veulent-ils se laver dans le sang d’innocents mêlé au leur ? Quel « tout » a su prendre la place du « rien » qui les dévorait de l’intérieur ? Et « nous », comment espérer nous en protéger raisonnablement, là où toute rue et tout lieu sont la scène possible du terrorisme ; là où tout outil devient arme de guerre ; là où ceux-là mêmes qui sont en charge de notre sécurité deviennent des cibles ?

A cette question j’en ajoutais une autre. « Demain » disent des cinéastes écologistes soucieux de montrer des solutions pour lutter contre le réchauffement climatique. Et nous avons ensemble touché du doigt ce « demain » difficilement radieux, cet avenir-Damoclès qui nous étouffe de toutes parts à tel point qu’on aimerait n’y voir qu’un fake de plus, fait pour titiller méchamment notre impuissance plutôt que notre responsabilité. Si l’économie mondiale pourrit notre planète, nos corps, nos désirs et nos hormones, comment lutter, ou comment s’en protéger ? Si les « particules fines » que nous respirons entrent dans l’intimité (jusqu’à 2,5 microns) des cellules de nos poumons, tandis que ovules et spermatozoïdes se voient fatigués avant l’heure, quelle barrière au cœur de nos corps et de nos pulsions, semble encore active ? Peu d’entre vous, bizarrement, m’ont répondu que la technologie, seule, résoudrait tout. Accrochés à vos portables, et parfois rétifs à l’effort, vous n’avez pas non plus exprimé le fantasme (transhumaniste ou pas) que votre culture ou votre intelligence se transforment en contenu-streaming à télécharger dans des cerveaux hybrides et connectés. Et quand je vous parle de la sobre fierté qu’il y a à réussir par soi-même un exercice difficile, cela vous parle, yeux grands ouverts et mines profondes. Encore plus lorsqu’avec Kant nous parlons « d’estime raisonnable de soi ». Au point que vous saisissez la part de dépit insatisfaisant qui anime celui d’entre vous qui a fait le choix de réussir en beauté son « ratage » scolaire. Au moins, ça, il le réussira et, décents et sages, vous ne riez pas. Vous avez compris qu’il y a, même à cette échelle, un peu de nihilisme, ce grand mot, et donc un peu de souffrance.

Une dernière question s’est posée à nous. Elle a pris l’allure plus enjouée d’une fable de la Fontaine : sous les traits du « loup » décharné nous avons vu la précarité économique, ce spectre si réel ; tandis que sous le pelage du « chien » bien nourri, nous avons compris que la tranquillité et le confort peuvent se payer du prix de la liberté. Moi j’ai vu vos visages graves où passaient en silence les situations de chômage de vos parents ou de vos proches, votre propre angoisse de « ne pas y arriver », parfois aussi votre désir viscéral de faire « ce que vous voulez ». Comment concilier sécurité et liberté ? paix et justice ? Confort et dignité ? De Rousseau à Huxley, ces questions vous disent quelque chose. Elles parlent de mon frère comme elles parlent de votre mère. La galère, elle aussi, avance sa vague de nihil, désespérante et angoissante. Désir de voir tout valdinguer, tout péter, tout foutre en l’air. Marre, marre, marre. « Rien » et « tout » à nouveau interchangeables.

Alors, quel lien entre nihilisme et ce que j’appelle un peu pompeusement « immunologie politique » ? Le mot n’est pas vraiment de moi, je l’emprunte au philosophe italien Roberto Esposito, qui parle d’« immunità ». Je l’emploie pour désigner l’ensemble des discours qui prétendent nous offrir ce que nous désirons sauvagement, dans notre chair inquiète, nos identités bouleversées, nos espoirs déchirés : une barrière de protection. Une barrière totale, intégrale, radicalement efficace. Une barrière qui vaille comme un bras ferme et embrassant. Une barrière maternelle et paternelle à la fois. Une barrière toute-puissante qui nous accorde enfin le droit d’être impuissants. Une barrière qui règle tout à notre place : surtout nos angoisses, avant même nos problèmes. Parce que les problèmes, nous savons qu’en général ils sont complexes et exigent du temps et du tâtonnement, et que les solutions parfaites n’existent pas. «Ne plus rien laisser passer », dit-on, excédés par le « laxisme » : mais de quel flux s’agit-il ? Du flux entre ma peau et le reste du monde ? Entre les organes vitaux de mon corps et l’oxygène, l’eau, les nutriments qui les alimentent ? Comment trier ce qui peut « passer » ? Cherche-t-on le retour du placenta primordial qui serait chargé d’assumer à notre place le boulot d’être-au-monde?

Toute la question politique posée par ces élections présidentielles 2017 me semble donc se focaliser sur l’enjeu de la protection contre la « protectionnite » aiguë qui active le fantasme primordial de l’involution, de la régression vers le placenta originel. Par le droit et la légitimité de l’Etat associé à d’autres Etats (européens notamment), protéger les populations vulnérables face à la brutalité du capitalisme faiseur de licenciements et de néo-esclavages — lorsque des très pauvres là-bas travaillent à produire des produits sans qualité pour les pauvres d’ici. Par le droit, protéger face à des dangers nouveaux et rapides (réchauffement climatique, pollutions), l’ensemble de la population humaine mondiale mais aussi les espèces animales en voie d’extinction (nos cousins les grands singes notamment) — ou encore, à un autre degré, les animaux chair-à-jambon dévorés par un système alimentaire mondial délirant. Par le droit ou en deçà de lui, protéger, aussi, le temps des gens face au rythme effréné des machines : le temps de la colère, du deuil, de l’émotion, et le temps qu’il faut pour le courage, la réflexion et l’invention. Pour vivre. Protéger, enfin, ce que chacun voudra bien définir comme sa part d’intimité et de jardin secret, afin de pouvoir cultiver ce va-et-vient entre l’intérieur-de-moi et l’extérieur qui me permet d’être attentif au sort des autres, m’apprend à inhiber ou à sublimer mes pulsions (auto)-destructrices, comme à élucider les raisons qui obligent à lutter et à résister avec les autres — et parfois contre eux.

Nihilisme et fantasme immunitaire se retrouvent en ce qu’ils « squeezent » l’élaboration du droit, ils « squeezent » la culture et le travail sur soi : quelque chose bascule. D’un coup. Lorsque les « rien ne va plus », « rien n’est à sauver » ouvrent la voie à « tous les moyens sont bons », « tout doit être sous contrôle », « pour nous sauver, tous pouvoirs doivent lui revenir ». L’immunité parfaite. L’immunologie politique prétend protéger de tout ; là où le droita pour tâche de garantir que les conditions, matérielles et sociales, de la vie et de la liberté de chacun soient préservées ou construites, selon une logique de réciprocité des droits et des devoirs, dans les limites de la loi, et, si possible, de la raison. L’immunologie politique repose sur des formules magiques proposant à chaque fois des réponses totales et uniques. Elle s’adresse essentiellement aux tripes de ceux dont elle a préempté les affects et la voix. Pas besoin, dès lors, de raisonner autrement que pour donner raison aux tripes.

Ce qui me pousse à vous écrire aujourd’hui, à la veille du second tour de l’élection présidentielle 2017, c’est désormais le constat d’une certaine forme de nihilisme électoral. Ses deux faces sont : 1/ « tout » confier à l’extrême droite ; 2/ ne rien concéder au « système » en s’abstenant de voter. « Vous n’aurez pas mon vote, pas cette fois » s’écrient tous ceux, nombreux, qui ont combattu la Loi Travail et le néo-libéralisme qui l’inspire. Ils s’abstiennent pour mieux s’engager dans les combats de demain. « Vous n’aurez pas mon vote » déclarent tous ceux qui, opposés à François Hollande, sont en colère envers les médias et la Justice. D’autres affirment : « elle » seule pourra nous protéger, tandis que certains, sur internet, pensent confirmer, à chaque parole, qu’un « complot » sourd dans l’ombre. L’esprit qui anime chacune de ces positions (ici schématiques), diffère fondamentalement, de l’une à l’autre, et les nuances nombreuses qui les composent mériteraient d’être entendues, comprises et débattues.

Alors, j’ai repensé à cet article fort intéressant du psychanalyste Robert C. Colin sur la « violence nihiliste » (2007) qui nous fournit un outil, me semble-t-il, pour s’orienter un peu. Sa thèse est que le nihilisme est porteur de violence, et qu’il est en germe dans l’illusion déçue. Il explique que le nihilisme (et sa violence potentielle) se forge au contact d’oppositions logiques et idéologiques dont on ne parvient pas à sortir ou qu’on ne réussit pas à trancher. Oppositions conjonctives : on me demande de choisir entre deux choses qui sont d’égale valeur et d’égale importance et entre lesquelles je ne veux fondamentalement pas choisir, parce que je veux les conjuguer. Oppositions disjonctives : on me laisse croire que je pourrais ne pas choisir entre deux choses pourtant incompatibles, de sorte que « l’attitude nihiliste consisterait à refuser de choisir ni l’une ni l’autre ou encore à accepter et l’un et l’autre », alors même qu’il faut choisir. Oppositions exclusives : inceste ou parricide ? Peste ou choléra ? Deux choses sont mises en opposition et on m’engage à choisir, alors même que je sais qu’aucune des deux choses ne vaut mieux que l’autre. Faire un choix, serait dans ce cas « une conduite régressive hautement nihiliste ». Colin nous permet de comprendre que, à chaque fois, l’individu est en crise lorsqu’il se retrouve coincé : le choix qu’on lui demande est insupportable. Ou au contraire, son incapacité à prendre une décision est insupportable.

J’ai pu, ces jours-ci, ressentir cette forme de violence psychologique nous enjoignant de choisir entre deux choses qu’on serait tenté d’interpréter comme peste et choléra : elle donne l’impression de nous annihiler dans ce que nous sommes et dans ce à quoi nous tenons. Le droit de vote (que certains perdent aujourd’hui, ou pour lesquels d’autres ont perdu un jour leur vie) serait, paradoxalement, devenu le vecteur de cette forme de violence qui nous nie la possibilité de pouvoir voter pour nos valeurs. Et la répétition des mêmes déceptions ou impasses nous épuise. Pourtant, au fil des jours, j’en suis venue à me dire, fermement, sûrement, évidemment, qu’«elle » n’aurait pas mon vote blanc. Que nous étions, non pas, comme je l’avais ressenti, dans une « opposition exclusive », mais dans une « opposition disjonctive ». Ici et maintenant, le 7 mai. Non « ça ne revient pas au même », comme je l’ai entendu sur un banc du lycée. Non l’extrême droite n’est pas une peste contre un choléra, dont l’un, magiquement, annihilerait, en le relativisant, le pouvoir de nuisance de l’autre. C’est juste une peste. Camus le savait. Le XXème siècle le sait. On ne joue pas le va-tout d’un pays, sous l’effet d’un accès d’impatience, de ressentiment ou par épuisement moral. On ne joue pas à la roulette russe le sort des personnes marginalisées ou stigmatisées qui seraient soumises, dès le 8 mai ─ triste ironie ─ au risque de la violence cette fois physique, de ceux qui, désinhibés, prétendraient « nettoyer » la France « en déclin » de ses immigrés ou musulmans mal « digérés ». On ne traîne pas le droit de vote dans la boue de notre amertume (aussi légitime soit-elle) lorsque certains, déjà, prétendent être le peuple (sa voix, son corps, son souffle), court-circuitant par avance la légitimité des contre-pouvoirs par lesquelles, seuls, une démocratie ne devient pas un fascisme. Par ailleurs (et au risque de rappeler des évidences dont beaucoup d’abstentionnistes sont profondément conscients), ne croyons pas que le tyran soit un démocrate du seul fait qu’il soit « aimé » du peuple. L’amour, en politique, n’est pas un fondement de légitimité, c’est bien souvent un outil terrible d’asservissement. Méfions-nous de ceux qui préfèrent les référendums et parlent soi-disant à « la base » en neutralisant la légitimité de tous ceux que nous aurons élus (syndicalement ou politiquement). Gardons-nous du « gouvernement paternel » en quoi Kant voyait le « plus grand des despotismes », un gouvernement tellement protecteur qu’il y fait chaud comme dans le placenta originel ─ sauf quand on y est décrété « indésirable ».

Le paradoxe de ce vote de dimanche c’est qu’il faille faire « barrage » à une formation politique elle-même « placentaire ». Qu’il faille faire barrage, le jour du vote, à ceux qui fondent leur programme politique sur le fantasme de barrières immunitaires hermétiques et chaudes comme le ventre de maman devenu coque d’acier. Dès le lendemain bien sûr, et même sur le chemin du vote, il faudra rouvrir la sérieuse question des causes et des effets, pour comprendre encore ce qui génère l’immunologie politique et alimente le vote d’adhésion à une formation d’extrême-droite. Histoire de ne pas faire « barrage » seulement à des effets, mais de combattre aussi les causes, d’abord en nous-mêmes, mais aussi dans les politiques qui sont menées. Là où il y a des idées, il nous faudra argumenter et agir pour de bon. Voilà une autre modalité de l’échange : les gens qui votent ne sont ni des fœtus ni des enfants ni des adolescents. Personne ne pourra se protéger de la contagion-facho en s’abstenant d’échanger sur le fond, et parfois les double-fonds. Personne ne peut prétendre non plus revendiquer une liberté décomplexée sans qu’on lui demande des comptes sur l’usage qu’il en fait.

Reprenant le fil de ces discussions, Il nous faudra sans doute revoir aussi la définition de ce qu’est un être en bonne santé ; car on ne vit pas en bonne santé dans un placenta, une fois venus au monde. L’échange, de matières et d’idées, est constitutif de la vie humaine : pas de vie sans échange, ni porosité, ni transformation, ni capacité d’ouverture. C’est précisément à cela que sert une immunité qui ne soit pas malade.


Texte publié le 5 mai 2017 sur le blog de Mediapart.