Séminaire

Limites, fragilité et critique de la puissance

13 février 2016
Comment s’affranchir du dualisme occidental qui, en séparant et opposant nature et société, nature et culture, a autorisé l’exploitation sans limites du monde naturel et des espèces vivantes en même temps que l’assignation d’êtres humains à un « état de nature » ? Comment s’affranchir d’un humanisme anti-nature, à l’oeuvre dans la pensée « progressiste », de Marx à Sartre, jusqu’à André Gorz ? Comment penser l’histoire humaine à l’ère de l’anthropocène ? Un anthropocène, qui loin de célébrer la toute-puissance d’humains capables de modifier l’histoire de la Terre et ensuite de la piloter, prendrait acte des liens qui unissent les humains et la Terre. Liens indissolubles exprimant la fragilité radicale des écosystèmes, des sociétés, des humains, lesquels ont cru pouvoir s’en affranchir. Un anthropocène s’inscrivant dans Un âge de la fragilité, expression qui aurait pu être choisie pour titre de cette réflexion. Retrouver ces liens rompus suppose un surcroît de conscience. Reconnaître d’abord que les humains sont aussi des êtres de nature, qu’ils ne sont pas hors sol et extérieurs à la Terre. Pour cette raison, nous ne cherchons pas à « sauver » la Terre, nous sommes aussi la Terre qui se défend. Reconnaître ensuite que, si nous faisons partie de la nature, si les sociétés y sont étayées, la nature conserve une extériorité par rapport à l’expérience humaine. Proche et incorporée, elle est aussi radicalement étrange et étrangère, accueillante et menaçante, et parfois peu coopérative ! Reconnaître enfin que l’illusion de la maîtrise absolue des processus naturels, qui supprimerait cette extériorité, est désormais une menace concrète du fait de l’accélération des transformations technologiques et de la mise en oeuvre d’outils économiques et financiers internalisant les éléments naturels et les transformant en capital.

Ce sursaut ne peut advenir sans que soit éprouvé le sentiment d’un effondrement possible de ce monde-là, sans l’expérience vécue d’un dérèglement ne pouvant se réduire à une crise, à un mal passager d’où pourrait surgir un monde meilleur une fois les « contradictions » surmontées. C’est par l’expérience sensible que nous pouvons éprouver et comprendre ce qui n’est plus de l’ordre de la mesure et de l’équilibre, mais de la démesure. C’est l’expérience des limites, des bornes, signifiées par une Terre exténuée, c’est l’expérience de l’extrême dépendance vis-à-vis d’écosystèmes menacés et donc l’expérience d’un extérieur à la volonté humaine, qui contiennent les possibilités d’un sursaut.

L’annonce d’une catastrophe écologique fait surgir une nouvelle attention pour la Terre, un souci pour la nature, un réveil du sentiment de la nature. Certes l’intérêt pour la nature n’est pas nouveau. Il ne s’agit plus cependant d’un « retour à la nature », mais d’une attention concrète, inquiète, face à la présence vécue, observable, de la catastrophe écologique, de la fragilité des humains, des sociétés, des écosystèmes. L’expérience sensible de situations de non-retour (populations déplacées, zones inhabitables, fonte des glaciers et raréfaction de l’eau potable, évènements météorologiques extrêmes), l’impuissance à effacer les traces polluantes désormais inscrites sur des vies et imprimées sur la Terre, l’incapacité à imaginer et maîtriser les conséquences de ce que nous avons déclenché, expriment une crise de la toute-puissance.

La philosophie, la littérature, le cinéma, l’architecture, la poésie en portent témoignage. De même naissent ou renaissent des mouvements sociaux se situant au croisement du souci pour la Terre et de la protection de la société. Ils s’opposent aux destructions conjointes des sociétés et des écosystèmes ; en cultivant la fragilité, ils abandonnent le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde, ils dessinent des mondes habitables et désirables.

Et pourtant, l’abandon du dualisme entre nature et société et l’affirmation de liens entre les humains et la nature ne sauraient suffire. Même si cette vision dualiste demeure dans les pensées et dans les faits, elle est déjà largement déconstruite. Cette déconstruction peut en effet passer par la disparition de la nature, par son absorption par la société. La nature n’existerait plus alors comme réalité extérieure à l’expérience humaine, elle serait une construction sociale et culturelle. Voire elle serait morte, tant la frontière entre nature et artifice n’aurait plus de sens. Avec cette mort, l’oeuvre libératrice d’artificialisation du monde et des humains pourrait se poursuivre, s’amplifier et se radicaliser. Au lieu de cultiver la fragilité, il s’agirait de la vaincre en corrigeant les erreurs et les manques de la nature, en radicalisant la modernité technicienne par un sursaut de rationalité instrumentale. Rien alors ne pourrait s’opposer à la commande et au contrôle du système terrestre par la géo-ingénierie, à la fusion entre machines et organismes vivants pour « sauver le vivant et la biodiversité », à la fusion du corps et de l’esprit dans un cerveau ordinateur-processeur.

Ce monde-là est un monde cyborg, dans lequel le monde naturel est un réseau connecté d’informations à collecter, s’approprier, organiser, contrôler et recomposer. Il se situe à la croisée de plusieurs imaginaires. Celui du néolibéralisme, qui après avoir décrété la fin de la société et de l’histoire, décrète la fin de la nature ; il préconise la suppression de toute extériorité de la nature en l’internalisant dans le cycle du capital (économie verte, production et évaluation des services écosystémiques, économie de la vie, économie de la reproduction) ou en internalisant et marchandisant les destructions et les pollutions. Celui du constructivisme sociologique qui fait de la nature une construction sociale et culturelle, soumise donc à l’arbitraire des constructions humaines et qui postule l’impossibilité d’une expérience directe de la nature. A sa suite, la décontraction des dualismes, nature-culture, corps-esprit, nature -artifice, donné-acquis, masculin -féminin, a emprunté la voie de la fusion, de la dissipation des limites tantôt par la suppression de la nature et son absorption dans la société, tantôt par la naturalisation des humains et de la société avec le mariage de la biologie moderne, de l’économie et des neurosciences (socialisation de la nature, naturalisation du social). Les courants de pensée issus de la sociologie des sciences, du post-féminisme, du post-environnementalisme ont en commun de voir dans l’hybridation entre nature et artifice, des possibilités nouvelles de liberté et d’émancipation. Nous ne devrions pas marquer de défiance à l’égard de tous les êtres hybrides que nous sommes capables d’inventer, mais au contraire nous engager à prendre soin de nos inventions, y compris de leurs effets non voulus. Le crime de Frankenstein ne serait pas d’avoir inventé une créature monstrueuse mais d’avoir abandonné cette créature à elle-même. Dans ces cas, la décontraction du dualisme entre nature et société aboutit à un constructivisme technique qui abolit les frontières entre le fabriqué et le naturel, le donné et l’acquis, en les fusionnant.

C’est pourquoi le danger aujourd’hui n’est pas tant le dualisme occidental, déjà mal en point et solidement déconstruit (y compris dans la réalité), que ces nouvelles voies de la toute-puissance, qui au lieu de restaurer les liens entre nature et société, de supprimer l’opposition dualiste, repose sur l’indistinction entre les deux pôles. Oser rester humain signifie à la fois se libérer du dualisme occidental et s’opposer aux biopouvoirs et géopouvoirs qui entendent supprimer la nature pour nous délivrer de notre fragilité et des limites qui nous fondent.