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"Ce qu'il faut combattre, c'est l'esprit productiviste et scientiste"

18 octobre 2019
Depuis quelques années, la collapsologie suscite l'intérêt du grand public, des médias, des milieux militants, du monde universitaire, et jusqu'au personnel politique. Ancien ministre de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement dans le gouvernement de Lionel Jospin (2001-2002) et président de l'Institut Momentum depuis 2014, Yves Cochet vient de publier Devant l'effondrement. Essai de collapsologie (Les Liens qui libèrent). Trois questions à un homme politique, mathématicien de formation et écologiste de conviction, qui se revendique désormais comme « collapsologue ».

Sciences Critiques – Quelle est votre définition de la « collapsologie » ? Et constitue-t-elle, selon vous, une nouvelle science ?

Yves Cochet – La collapsologie – un terme inventé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans leur livre inaugural Comment tout peut s'effondrer (Seuil, 2015) – étudie l'effondrement du monde en cours, sur la base de travaux scientifiques, en sciences de la nature et en sciences humaines et sociales, dans une approche transdisciplinaire et systémique, car les phénomènes naturels et humains que nous observons sont complexes et globaux. Mais, évidemment, comme toute spéculation sur l'avenir, la collapsologie ne sera jamais une science à proprement parler, au sens de la thermodynamique, des équations de Maxwell ou encore de la gravitation de Newton ou d'Einstein. Dit autrement, la collapsologie est une science comme peut l'être l'économie, c'est-à-dire que ses prédictions peuvent s'avérer fausses dans les détails, à l'instar de ces prétendues « sciences économiques », qui sont incapables de prédire les crashs financiers... 1 Pour la collapsologie, comme pour l'économie, tout dépend en réalité des axiomes de base.
La collapsologie est une science comme peut l'être l'économie, c'est-à-dire que ses prédictions peuvent s'avérer fausses dans les détails.

Pour établir nos analyses [Yves Cochet est président de l'Institut MomentumNDLR], nous nous appuyons sur les rapports de l'Organisation des Nations-Unies (ONU), notamment ceux rédigés par le Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), la Plateforme Intergouvernementale sur la Biodiversité et les Services Écosystémiques (IPBES) et le Programme des Nations-Unies pour l'Environnement (PNUE), mais aussi sur les articles scientifiques qui traitent de l'évolution de l'« état de santé » de ce que nous appelons aujourd'hui le « système-Terre » 3, sachant que les outils mathématiques de modélisation et de simulation auxquels les scientifiques ont recours présentent des limites, dans la mesure où les boucles de rétroactions positives – quand les conséquences d'un phénomène deviennent les causes de son renforcement – sont très difficiles à prendre en compte, même avec des ordinateurs très puissants.

En tant que collapsologue, êtes-vous favorable à l'instauration d'un gouvernement d'experts pour mener à bien ces « politiques de l'effondrement » que vous appelez de vos vœux ?


Max Weber avait déjà réfléchi à cette question, de même que Platon d'ailleurs. Plus près de nous, Bruno Latour et Dominique Bourg 4 défendent l'idée que la nature – les montagnes, les fleuves, les écosystèmes, etc. – doit avoir des représentants officiels dans les instances délibératives. Je suis personnellement favorable à cette idée. Je souhaite que la nature ait le « droit de vote » dans le cadre des institutions existantes. Cela dit, je ne partage pas l'idée, comme il est parfois avancé, que les représentants de la nature devraient siéger dans une troisième chambre parlementaire, comme pourrait l'être le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE). Selon moi, ils devraient participer directement au système législatif, c'est-à-dire voter les lois au Parlement, avec les députés et les sénateurs, mais aussi aux systèmes exécutif et judiciaire, au sens de Montesquieu.



Les représentants de la nature dont je parle ne sont pas nécessairement les experts des Académies des Sciences ou de Médecine, qui pendant longtemps n'ont pas été très clairs au sujet du dérèglement climatique – les rapports qu'ils rédigeaient, il y a une dizaine d'années encore, sont scandaleux ! Pour moi, la nature doit être représentée par des experts patentés – savants académiques, scientifiques du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), chercheurs de l'Université, etc. – mais aussi par des membres d'organisations non-gouvernementales (ONG) représentatives ayant une légitimité sur les sujets écologiques – comme Greenpeace ou Les Amis de la Terre, par exemple, qui existent depuis un demi-siècle. 5 Les représentants scientifiques seraient élus par leurs pairs, à l'instar des élections organisées au Conseil National des Universités (CNU), tandis que les représentants associatifs seraient élus au sein de leur propre organisation. Les citoyens, quant à eux, garderont toute leur place dans les luttes locales, sur le terrain, pour défendre la nature, à l'instar des « zadistes » de Notre-Dame-des-Landes. 6

La collapsologie fait l'objet de nombreuses critiques. Son approche serait essentiellement occidentalo-centrée et son discours, trop général, conduirait à la dépolitisation, voire à l'impuissance politique. Qu'en pensez-vous ?


Ces critiques proviennent, pour l'essentiel, des néo-marxistes, comme Thomas Piketty, Hervé Kempf, Christophe Bonneuil ou encore Jean-Baptiste Fressoz. Des personnes savantes et très respectables mais qui pensent toujours dans le cadre des institutions ordinaires. Pour eux, il n'y a pas d'effondrement global, nous pourrions nous sortir de la crise écologique et sociale actuelle en interpellant les pouvoirs publics via ce que j'appelle des « luttes alarmistes », comme les mènent, par exemple, Greta Thunberg, Attac, le WWF, Extinction Rebellion, Deep Green Resistance (DGR), etc. Tous ces alarmistes croient encore que les pouvoirs publics peuvent changer le cours des choses. Je n'y crois plus pour ma part. Je pense, au contraire, que l'effondrement est inévitable et que personne n'y échappera.
Le front principal de la lutte, ce n'est pas le capitalisme en tant que tel mais ce que nous pouvons appeler le libéral-productivisme.

Pour les marxistes, le moteur de l'Histoire, c'est la lutte des classes et, dans leur vision du monde, c'est l'oligarchie qui détruit la planète. Ce que je ne nie pas. Mais, selon moi, le « front principal » – pour reprendre une expression maoïste –, ce n'est pas le capitalisme en tant que tel mais ce que nous pouvons appeler le « libéral-productivisme ». C'est tout à fait différent. La cause première de l'effondrement, ce n'est pas la propriété privée des moyens de production, c'est le contenu même de la production. Dans l'Histoire, il y a eu un communo ou un soviéto-productivisme, en Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) et en Chine : il a été tout aussi désastreux d'un point de vue environnemental que le capitalisme occidental ! Ce qu'il faut combattre, en réalité, c'est l'esprit productiviste, cartésien et scientiste. Par rapport à la vision néo-marxiste, la vision collapsologique − ou « effondriste », ou encore catastrophiste − me semble la plus raisonnable et la plus probable. Les néo-marxistes seront démentis par l'Histoire.



  1. − NDLR : Lire la tribune libre de Didier Harpagès, L'économie est-elle une science ?, 18 mai 2015. 

  2. − NDLR : Lire notre « Trois questions à... » Geneviève Azam : « Abandonner le délire prométhéen d'une maîtrise infinie du monde », 15 septembre 2018. 

  3. − NDLR : Lire la tribune libre de Dominique Bourg, Les sciences naturelles sont-elles révolutionnaires ?, 2 janvier 2016. 

  4. − NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Jacques Testart : « Il faut prendre le mal à la racine », 30 mai 2017. 

  5. − NDLR : Lire la tribune libre de l'association Technologos, Notre-Dame-des-Landes, l'Etat et le système technicien, 1er mai 2018, et notre article, Notre-Dame-des-Landes : une « zone à défendre de la pensée », 18 janvier 2017.