Séminaire

Penser la portée politique de la collapsologie sur le terrain

3 juin 2021
Depuis sa création, la collapsologie a connu un essor important. Cette évolution s’accompagne de très nombreuses critiques qui dénoncent notamment le caractère dépolitisant de ce discours sur l’effondrement. Durant ce séminaire, Anne Rumin propose d’étudier et de discuter cette critique à partir de ses travaux de thèse (en cours de réalisation) en évitant de dissocier les discours collapsologues des milieux qui se les réapproprient. Il s’agit ainsi de questionner la portée politique de la collapsologie « depuis le terrain » avec notamment la « Commune imaginée du Bandiat » de l’association « La Suite du Monde » et la stratégie de résilience du Département de la Gironde. Ces deux exemples partagent en effet une même perspective effondriste issue de la collapsologie. Dès lors, l’étude de la diffusion du discours de la collapsologie et de ses conséquences nous invite à adopter de nouvelles pistes problématiques, relatives à l’apport de la collapsologie à un renouvellement des processus d’élaboration des politiques publiques et, à terme, à une possible redéfinition du rôle de l’Etat et des institutions dans une perspective d’effondrement.  

Introduction

Définitions


La collapsologie est un néologisme créé en 2015 par Pablo Servigne et Raphaël Stevens avec l’ouvrage Comment tout peut s’effondrer[1]. Elle se veut « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre société thermo-industrielle et de ce qui pourrait lui succéder », en s’appuyant sur « les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition ». L’effondrement, lui, est défini dans ce même ouvrage selon les termes d’Yves Cochet comme le « processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, énergie…) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi »[2]. Si la collapsologie se veut une « science de l’effondrement », elle n’a pas inventé ce motif qui s’inscrit dans un large héritage théorique, scientifique et philosophique. Cependant, la collapsologie se focalise sur l’effondrement et tente de lier et réactualiser des constats scientifiques relatifs à l’épuisement des ressources, au dérèglement climatique, à l’extinction du vivant, dans l’objectif de donner une image plus globale de la vulnérabilité de notre société. Ce constat affirme alors l’imminence d’un effondrement systémique, comme le suggère le sous-titre du livre de référence, un « petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes », et non des générations futures.

Héritage théorique


Cet héritage dans lequel s’ancre la collapsologie, c’est le catastrophisme : terme qui est péjorativement connoté dans les esprits, ou parfois mieux connu à travers le « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy qui préconise d’envisager une catastrophe à venir dans l’objectif de l’éviter[3]. La collapsologie se distingue du catastrophisme dit éclairé dans le sens où elle opère un glissement important : l’effondrement s’inscrit bel et bien dans le réel, il n’est pas une projection conjuratoire. Catherine et Raphaël Larrère écrivent ainsi que le catastrophisme éclairé était méthodologique là où celui de la collapsologie serait ontologique[4].

Le catastrophisme, selon la définition adoptée par Luc Semal et reprise à Ivo Rens et Jacques Grinevald, peut aussi être compris comme « la prise de conscience d’un probable futur dominant négatif ». Dans Face à l’effondrement, Luc Semal se concentre sur le catastrophisme tel qu’il se structure notamment dans les années 1970 face à la menace nucléaire et la dégradation écologique[5]. Si cette menace n’a pas en elle-même un contenu idéologique, elle vient toutefois alimenter l’écologisme. L’écologisme se distingue alors, selon Andrew Dobson, de l’environnementalisme, qui désigne quant à lui le seul souci de l’environnement[6]. L’environnementalisme peut se greffer à une idéologie déjà existante sans la bouleverser nécessairement. Pour reprendre les expressions de Luc Semal, les réseaux de la collapsologie vont devenir « l’incarnation la plus dynamique de cette perspective catastrophiste ». Ainsi, la collapsologie participe d’une « démarginalisation de la perspective catastrophiste ».

Courte histoire de la collapsologie


En effet, la collapsologie a connu, depuis 2015, un essor important et un relatif succès. Comment tout peut s’effondrer s’est vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires ; les ouvrages traitant du sujet se sont multipliés ; les articles de presse, émissions de radio et de télévision également. On observe aussi, sur les réseaux sociaux, une multiplication de groupes dédiés à la collapsologie et à l’effondrement, atteignant parfois plus de 20 000 membres. Ce succès est compréhensible à l’aune de l’intérêt grandissant pour les problèmes écologiques (cris d’alarme des scientifiques, événements climatiques extrêmes, démission de Nicolas Hulot, etc.). Par ailleurs, le succès de la collapsologie s’explique aussi certainement par ses spécificités discursives, à savoir sa manière de construire un discours sur l’effondrement. Ce discours présente plusieurs particularités telles que la réflexivité bienveillante des affects.

Une collapsologie dépolitisante ?


Cet essor de la collapsologie a également suscité un très grand nombre de critiques. Anne Rumin et Loïs Mallet ont entrepris de faire l’inventaire de ces critiques et de les catégoriser : ce travail a finalement été réalisé avec talent par Bruno Villalba[7]. Concentrons-nous alors sur l’une de ces principales critiques : la collapsologie serait dépolitisante. Non seulement elle ne serait pas en mesure de mobiliser les individus vers un passage collectif à l’action politique (si l’effondrement est inéluctable, lutter ne sert à rien), mais elle ne se positionnerait pas suffisamment sur les rapports de domination et d’inégalités. Ainsi, la collapsologie est tenue soit pour une écologie parfaitement inoffensive et vide de moyens d’action, soit pour une « écologie mutilée », « vidée de sa substance idéologique » selon Renaud Garcia[8]. La collapsologie aurait ainsi participé à la diffusion d’une perspective catastrophiste, mais pas à un catastrophisme écologiste. De ce point de vue, la collapsologie pourrait presque être la part catastrophiste de l’environnementalisme.

I. Présentation de la critique : collapsologie et dépolitisation


(Dé)politisation : définitions


Si la collapsologie est dépolitisante, regardons bien ce que la notion de dépolitisation signifie.  Elle a été appliquée à une grande diversité d’objets – on parle de la politisation et de la dépolitisation d’individus, de catégories ou de groupes d’individus, mais aussi de pratiques, de thématiques, d’émotions, etc. La critique de la dépolitisation, dans notre cas, semble avoir un double objet : la collapsologie dépolitiserait les individus et les groupes d’une part, elle dépolitiserait un ou des motifs idéologiques d’autre part. Le terme de politisation ne désignera par ailleurs pas exactement la même chose en fonction de l’échelle et de la temporalité à laquelle on entend l’étudier.

tableau-politisation

Quelle dépolitisation par la collapsologie ?


Yves Déloye et Florence Haegel ont fait un effort de clarification du concept de politisation[9] qui nous est utile pour comprendre les enjeux. Selon les détracteurs de la collapsologie, celle-ci serait dépolitisante selon au moins trois acceptions, à savoir :

  1. Les activations et bifurcations individuelles (temps court à une échelle micro) : la collapsologie empêcherait les individus d’avoir un déclic ou de progressivement s’intéresser au politique parce qu’elle fait peur et, dès lors, condamneraient à l’inaction, la passivité, la résignation. Nombreux sont ceux qui ont reproché cela à la collapsologie après l’avoir déjà asséné plus largement au catastrophisme.

  2. Les bifurcations collectives et les mobilisations (temps court à moyen à une échelle méso) : la collapsologie ne mènerait pas les individus et les groupes à se politiser parce qu’elle développe un discours totalisant, liant notamment, comme le souligne entre autres Jean-Baptiste Fressoz[10], un effondrement environnemental et un effondrement du système capitaliste productiviste. Cela laisserait penser qu’il ne sert à rien de lutter puisque l’effondrement du capitalisme va avoir lieu « grâce à la nature » d’un côté et que l’effondrement environnemental est inéluctable de l’autre côté. Ce procédé de totalisation passe aussi par la mobilisation d’entités globales : l’effondrement est systémique, mondial, global, il concerne l’humanité.

  3. La structuration des clivages (temps moyen à une échelle macro) : cette critique esquisse l’idée selon laquelle la collapsologie serait vide de contenu idéologique. Ici, il s’agit de la dépolitisation de thématiques et d’enjeux. La collapsologie participerait d’une déstructuration des clivages existants. Elle ne se concentrerait pas sur une analyse des rapports de domination et de pouvoir, tant en termes d’acteurs que de système. Bruno Villalba résume bien l’idée de la sorte : la collapsologie n’analyserait et ne critiquerait pas assez le capitalisme.


II. Comment étudier la collapsologie ?


De qualité inégale, ces critiques ne semblent pas complètement justifiées. Elles sont certainement en partie liées à une approche de la collapsologie soit trop restrictive, soit trop extensive.

Les limites d’une approche uniquement discursive


Très souvent, les détracteurs de la collapsologie s’appuient sur une analyse discursive et argumentative de celle-ci à l’instar de Renaud Garcia. Lui ne s’intéresse ouvertement pas à l’efficacité de la collapsologie et ce qu’elle peut produire chez les individus. Il considère en effet la politisation uniquement sous l’angle de la structuration de clivages idéologiques. Selon Anne Rumin, c’est dommage puisque l’étude des initiatives concrètes, nées de la collapsologie, pourrait révéler les autres motifs qu’elle politise. Garcia déploie ainsi une critique de la collapsologie dans son sens restreint, celui du corpus de textes de Pablo Servigne. Ce corpus ne couvre pas tout le champ de la collapsologie et pousse peut-être Garcia à extrapoler. Ainsi, il n’hésite pas à critiquer longuement l’hypothèse Gaïa défendue par Bruno Latour alors qu’elle n’est qu’évoquée dans l’un des livres de Servigne. Si l’on considère, comme Anne Rumin, que cette hypothèse n’est pas au cœur de la collapsologie, cela laisse une impression bizarre à la lecture. L’approche extensive de la collapsologie, elle, englobe tout discours sur la perspective d’un effondrement. Dès lors, elle devient un mot fourre-tout, et l’on pourrait qualifier de « collapsologique » les Zones Identitaires à Défendre et les mouvements actuels d’extrêmes droites survivalistes. Là encore, cela laisse une impression bizarre. Délimiter le périmètre de la collapsologie est donc un enjeu de taille pour savoir de quoi l’on parle.

Délimiter le périmètre de la collapsologie


Selon Anne Rumin, délimiter la collapsologie nécessite de revenir à sa spécificité : sa mise en discours. Elle a alors développé plusieurs critères discriminants pour analyser les textes et les prises de paroles de personnes se réclamant de la collapsologie. Cela permet d’identifier, malgré les nuances, des motifs récurrents : le décloisonnement disciplinaire, la place des émotions, le procédé de totalisation, la pensée relationnelle systémique, l’effort de commentaires scientifiques et de vulgarisation via la mobilisation de métaphores et de véritables « leitmotiv » collapsologiques comme la courbe du deuil ou la voiture qui fonce dans le mur ou qui n’a plus d’essence pour avancer. Ces éléments permettent de distinguer un discours collapsologique parmi d’autres. Toutefois, cela n’est pas suffisant pour Anne Rumin qui tente alors d’éclairer la collapsologie à partir de ses conséquences. Réfléchir au caractère politisant de la collapsologie nécessite d’enquêter sur les effets concrets qu’elle génère sur les trajectoires politiques des individus et des groupes. Cette analyse permet alors d’étudier si la collapsologie peut politiser le motif de l’effondrement, si elle contribue à la mobilisation des groupes, à la potentielle mise à l’agenda politique de l’effondrement et à l’émergence et la structuration de nouveaux motifs.

Critique de la paréidolie


Bruno Villalba mobilise la notion de paréidolie pour penser la critique de la dépolitisation au sens d’affaiblissement des clivages existants[11]. Face à la collapsologie, il montre que de nombreux détracteurs tentent, plutôt que d’en saisir la spécificité, d’y trouver leurs propres grilles de lectures idéologiques. Il écrit : « Du côté des effondristes, en effet, la politisation n’emprunte pas les chemins traditionnels de l’opposition de classe ou de rang social, du « eux » et d’un « nous » excluant. (…) L’important n’est plus de dénoncer le poids des institutions (car elles s’effondreront), d’autres groupes sociaux (car leur autonomie sera aussi mise à mal) ou d’injustices sociales (car les conditions de la socialité se transformeront). » Au contraire, il défend même que la collapsologie politise d’autres formes de domination qui « se sont construites au détriment du système Terre dans son ensemble ». Nous pensons notamment à la notion de finitude et de limites.

III. Exemples d’initiatives nées de la collapsologie


Voici alors deux initiatives concrètes qui revendiquent, s’inspirent ou diffusent un discours proprement collapsologique :

  • La stratégie de résilience du Département de la Gironde.

  • L’association « La suite du monde », qui met à disposition des terres aux personnes désireuses d’atteindre l’autonomie alimentaire en permaculture avec un mode de vie communautaire et alternatif.


La suite du monde et la commune imaginée du Bandiat


Créée en 2018, l’association écrit sur son site internet : « Face à l'effondrement en cours, la Suite du Monde acquiert puis libère des terres agricoles et biens immobiliers afin d’y développer des projets liés à l’habitat, la production agricole, l'énergie, l'organisation communaliste, l’événementiel, l’éducation, ou toute activité permettant davantage d’autonomie. Elle multiplie les activités de recherche, d'expérimentation et de conseil afin de rendre multipliables ces Communes Imaginées, connectées entre elles »[12]. Cette association tente donc, comme sur le site du « Bandiat », en Dordogne autour de Piégut-Pluviers, de se préparer à l’effondrement sans céder à la tentation de se replier sur soi. Ainsi, la Suite du Monde affirme que chaque commune doit trouver sa place dans un système local en travaillant avec les associations déjà existantes, les producteurs locaux, etc. L’ambition de ces communes est d’être plus durable que les ZAD et les squats vulnérables à la répression, et d’être plus ouvertes et accessibles que les projets individuels de « retour à la terre » ou des éco-lieux en communauté fermée. D’inspiration municipaliste libertaire (Murray Bookchin), ces communes s’interrogent sur la nécessité de s’inscrire entièrement dans un dialogue avec les institutions et questionnent la place de l’Etat dans leur projet de société. Cette association porte alors un discours collapsologique au sens où elle revendique l’apport des textes de Pablo Servigne dans sa structuration d’une part, et que ses archives contiennent des documents aux motifs collapsologiques d’autre part. Rien que le nom de l’association, la Suite du monde, peut évoquer le poncif collapsologique qui est aussi le titre d’un livre de Servigne et Gauthier Chapelle : Une autre fin du monde est possible[13].

Sur la commune du Bandiat, nous trouvons deux auberges et trois terrains. Ces derniers accueillent des yourtes, des camions, des cabanes, des plantations (d’autres terrains restent inoccupés). Les auberges logent une partie des membres de la commune en visite de courte ou longue durée. Elles vendent également à prix libre les produits agricoles récoltés en surplus et des produits artisanaux. En tant que café, elles accueillent aussi les habitant·e·s du village et des alentours de toutes les générations. Ainsi émerge en ce lieu une culture du troc et de l’entraide (coups de main contre outils, vivres ou vêtements). La commune fonctionne en ateliers (ébénisterie, jeux de société, arpentage, lecture). Les ateliers de lecture permettent par exemple de travailler des textes parfois très théoriques avec une forme intéressante de transmission horizontale des savoirs. Il existe trois types de membres dont la composition évolue rapidement. Les membres permanents, les visiteuses et visiteurs, les proches. Les profils sont très variés (à la retraite, en étude, membre d’Extinction Rebellion, autrefois SDF, en reconversion professionnelle, gilets jaunes, etc). La collapsologie est connue des membres permanents et permet d’attirer d’ailleurs de nombreuses personnes. Néanmoins, les membres permanents ne se revendiquent pas nécessairement de la collapsologie. Cela s’explique en partie parce que certaines personnes étaient déjà convaincues de la catastrophe écologique globale avant la collapsologie.

Reste que ce genre d’initiative d’apparence idyllique masque une autre réalité. Cela n’est pas forcément nouveau (hybridation ZAD-écolieu) et la vie collective est aussi faite de difficultés et de conflits. Les difficultés peuvent être liées au manque de formation et d’outils agricoles. Les conflits proviennent surtout d’une tension entre les deux objectifs du projet : autonomie alimentaire dans une perspective d’effondrement et mode de vie collectif alternatif. Or, selon que l’on priorise l’un ou l’autre, les choix collectifs différeront (travail aux champs versus glanage occasionnel).

Département de la Gironde


Depuis juin 2019, la collectivité départementale de la Gironde s’est engagée dans l’élaboration d’une stratégie de résilience territoriale (en cours) coordonnée par la Mission Agenda 21 du Département et un panel citoyen en charge d’émettre un avis d’orientation. La collectivité a déjà développé un « kit de résilience territoriale pour les collectivités », des formations MOOC, un programme Gironde Alimen’terre, une expérimentation de revenu universel d’activité ou encore un « jeu sérieux » [serious game] pour sensibiliser les élu·e·s et fonctionnaires territoriaux. En parcourant cette stratégie, Anne Rumin a identifié des motifs discursifs propres à la collapsologie. Curieuse, elle a rencontré une responsable à la Mission Agenda 21. Il ressort de cet entretien des éléments particulièrement éclairants : d’une part la stratégie s’inscrit dans la continuité du travail du Département en matière environnementale afin de respecter les objectifs mondiaux de développement durable (ODD) ; d’autre part, le Département a connu un déclic en 2018, à l’occasion de l’intervention de conférenciers travaillant sur la perspective d’un effondrement systémique et reprenant les travaux de la collapsologie (conférence « Electrochoc », par Grégory Poinsenet et Pierre Charrier). Cette conférence a été prononcée à l’attention des élu·e·s et à la demande du président du Conseil général, et a été rejouée par la suite quatre autres fois dans les services.

Malgré tout, il n’est pas explicitement question de collapsologie dans la communication du Département. Ce sujet, évoqué en interne, s’efface progressivement dans la publicité qui est faite de la démarche pour laisser place à des récits positifs convergeant sous la notion de résilience. L’absence lexicale serait liée à la peur de susciter des réticences. La résilience permet alors d’avancer avec diplomatie, pour « éviter de concentrer le débat sur les mots, ce qui nous fait perdre du temps » et en trouvant « des mots intermédiaires », selon la chargée de mission. La parole effondriste est alors acceptée lorsqu’elle vient de partenaires externes qui endossent la responsabilité d’un discours difficile à porter dans des milieux institutionnels.

IV. Premières observations transversales


Obs. 1 : le moment collapsologique, les dispositions et compétences


Premièrement, les trajectoires de politisation des individus montrent un « moment collapsologique » : Anne Rumin observe un petit temps de latence entre la découverte de la collapsologie et un engagement dans un projet politique concret. Une fois impliqué dans un projet, l’étiquette collapsologique est souvent mise de côté. Ici, la collapsologie est un levier de la politisation qui permet une activation ou une bifurcation. Ce « moment collapsologique » semble avoir une durée inversement proportionnelle au niveau de conscience écologique, mais l’ampleur du changement de mode de vie semble, lui, proportionnel au niveau de conscience écologique préalable (hypothèses en travail).

Obs. 2 : le statut de la croyance


L’intensité de la croyance dans un effondrement détermine l’action : au Bandiat, les personnes qui « croient » le plus à un effondrement sont celles qui défendront un objectif prioritaire d’autonomie alimentaire avec, au besoin, une organisation plus cadrée et plus exigeante. Au Département de Gironde, la conviction du risque d’effondrement systémique n’est pas partagée unanimement. Pour exister, cette perspective doit être présentée sous la forme d’une hypothèse de travail, d’un scénario extrême, qui nécessite un effort d’imagination de la part des fonctionnaires et des élu·e·s. Cela se rapproche du « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy.

Obs. 3 : les relations difficiles entre collapsologie et institutions


Le discours effondriste n’est pas un discours institutionnel : dans le cas girondin, la collapsologie reste un discours externe car il est considéré trop radical. Cela s’explique en partie par des logiques hiérarchiques, de contrôle et d’autocensure à l’œuvre dans les institutions. Par ailleurs, la compétition électorale ne peut favoriser un discours catastrophiste. Enfin, les institutions se trouvent plongées dans un paradoxe : la perspective de l’effondrement s’incarne dans la faillite institutionnelle à maintenir ses services. Alors comment ces institutions peuvent-elles se saisir de cette menace sans avoir à se repenser totalement ?

Le discours sur l’effondrement devient alors un discours de résilience pour les institutions. Il s’agit d’un processus de mainstreaming comme cela fut déjà étudié par Luc Semal ou Bruno Villalba. À l’instar du développement durable et de la transition écologique, qui véhiculaient à l’origine les idées de limites matérielles et de limites à la croissance, l’institutionnalisation des concepts et leurs réemplois abusifs dénaturent la substance originelle de la prise de conscience effondriste pour conjuguer un souci de l’environnement avec le productivisme et le consumérisme d’une croissance infinie. Le passage de l’effondrement à la résilience risque de rejouer ce même processus en effectuant un glissement de l’écologisme à l’environnementalisme. Conscients de ce phénomène, les effondristes condamnent volontiers les institutions politiques. Dire que la collapsologie participe de la dépolitisation est donc, au moins partiellement, un mauvais procès. Bien au contraire, les effondristes la constatent et la refusent. La question de la politisation devrait donc se reformuler avec davantage de pertinence autour de la problématique associée à la capacité du réformisme libéral à désamorcer institutionnellement toutes pensées radicales.

Conclusion


Dire que la collapsologie dépolitise est sans doute  injuste. Cette critique s’appuie sur une approche trop restreinte, ou trop large, de la collapsologie, sans en saisir l’esprit. La collapsologie semble au contraire faire montre de bifurcations individuelles et collectives sous la forme d’un « moment collapsologique ». Elle a déjà donné lieu à de très nombreuses expérimentations comme celles présentées ici. Autour de l’idée d’effondrement, la collapsologie participe aussi de la réaffirmation et de la création de certains motifs comme la notion de limites, de finitude et de lien entre humains et non-humains. Non sans mal, elle parvient déjà à pénétrer les milieux institutionnels pour y faire vivre une perspective catastrophiste. La dépolitisation dont on l’accuse n’est donc peut-être que le résultat de processus de déconflictualisation propres aux institutions elles-mêmes. Sans rompre le dialogue avec les institutions, la collapsologie peut apparaître moins radicalement écologiste que les ZAD par exemple (quoiqu’on trouve aussi des collapsologues sur les ZAD). Néanmoins, cette situation est inévitable puisque la collapsologie ambitionne dès l’origine de démarginaliser la perspective catastrophiste. Reste à déterminer comment tirer profit de cet essor de la collapsologie pour réinventer notre projet politique tout en réaffirmant et affinant les perspectives engendrées par la collapsologie.


Synthèse rédigée par Loïs Mallet.



Références


[1] P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Le Seuil, 2015.

[2] Y. Cochet, « L'effondrement, catabolique ou catastrophique ? », séminaire de l'Institut Momentum, 27 mai 2011. http://www.institutmomentum.org/l’effondrement-catabolique-ou-catastrophique/.

[3] J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé : quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2004.

[4] C. Larrère et R. Larrère, Le pire n’est pas certain : essai sur l’aveuglement catastrophiste, Paris, Premier Parallèle, 2020.

[5] L. Semal, Face à l’effondrement : militer à l’ombre des catastrophes, Paris, Puf, 2019.

[6] A. DOBSON, Green Political Thought, 4e éd., London, New York (NY), Routledge, 2007 (1990).

[7] B. Villalba, Les collapsologues et leurs ennemis, Paris, Le Pommier, 2021.

[8] R. Garcia, La collapsologie : ou l’écologie mutilée, Paris, l’échappée, 2020.

[9] Y. DELOYE et F. HAEGEL, « Politisation : Temporalités et échelles » in O.FILLIEULE et al., Sociologie plurielle des comportements politiques, Presses de Sciences Po, 2017, p.321-346.

[10]JB. FRESSOZ, « La collapsologie : un discours réactionnaire ? », Libération, le 07/11/2018, disponible sur : https://www.liberation.fr/debats/2018/11/07/la-collapsologie-un-discours-reactionnaire_1690596/

[11] « La pareidolie consiste à identifier une forme familière dans un paysage, un nuage, de la fumée, ou encore une tache d’encre. (…) Cependant cette connexité ne relève pas du hasard. Elle répond à une organisation particulière des informations et des savoirs recueillis antérieurement, qui s’élabore à partir des connaissances acquises, de la perception inculquée du réel. (…) L’exercice de la paréidolie offre l’occasion d’interroger les schèmes interprétatifs qui animent le collapso-bashing », in Bruno Vilallba, Les collapsologues et leurs ennemis, op. cit., p.157-158.

[12] Voir : https://www.lasuitedumonde.com/

[13] P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible : vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), Paris, Éditions du Seuil, 2018.