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Agiter l’épouvantail de la décroissance contribue au déni des limites

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7 février 2024

Tribune parue dans Le Monde le 6 février 2024

Lors de sa déclaration de politique générale, le premier ministre, Gabriel Attal, a jugé utile de définir sa conception de l’écologie par contraste avec une « écologie de la brutalité », supposément portée par « certains » qui siégeraient, croit-on comprendre, dans les rangs de la gauche parlementaire : « Pour eux, l’écologie doit être punitive, douloureuse, passer par la désignation de boucs émissaires et par la décroissance. La décroissance, je le redis ici, c’est la fin de notre modèle social, c’est la pauvreté de masse. »

De tels propos sont tristement banals pour qui s’intéresse à l’histoire des alertes écologiques et de leur réception, ou de leur non-réception, depuis plus d’une cinquantaine d’années. Au fil des décennies, la pensée écologique s’est construite sur l’idée qu’une croissance matérielle infinie est impossible dans un monde fini, et qu’une croissance matérielle trop prolongée produit des désastres globaux et irréversibles : par exemple, le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité. En miroir, la dénonciation des lanceurs d’alerte comme autant de fous ou d’extrémistes est devenue un lieu commun de la rhétorique écolosceptique.

Pourquoi s’en priver ? C’est si facile ! Il suffit de caricaturer le propos (« ils veulent arrêter la croissance ! »), de faire peur (« vous serez tous pauvres ! ») et de se poser en protecteur raisonnable (« moi, je vous propose une croissance verte »). En rhétorique, cela s’appelle la stratégie de l’épouvantail : caricaturer les propos de l’adversaire, si possible en son absence, pour mieux les balayer du revers de la main… On s’épargne ainsi un fastidieux débat de fond.

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En France, une particularité linguistique veut que cette figure imposée de l’écoloscepticisme se cristallise souvent sur le mot « décroissance », depuis qu’une (petite) partie des écologistes en a fait son étendard, au début des années 2000. Dès la présidence de Nicolas Sarkozy, on ne comptait plus les prises de parole publiques traitant la décroissance par le mépris. Car n’est-elle pas l’épouvantail parfait ? Nul besoin d’argumenter. Prononcer le mot suffit à réactiver le cliché, sans égard pour l’abondante littérature scientifique qui renouvelle aujourd’hui la pensée sur les limites écologiques et les frontières planétaires.

Entrave à la réflexion

Rien que de très banal, donc. Mais cela reste affligeant. On peut être en désaccord avec les théories et les propositions rassemblées sous le vocable « décroissance » : il est légitime d’en débattre. Mais se contenter d’agiter l’épouvantail, c’est contribuer à un « climato-dénialisme » et à un « écolo-dénialisme » insidieux, qui fonctionnent par déni des ordres de grandeur du problème. C’est entraver la réflexion sur l’ampleur des transformations sociales à mettre en œuvre pour espérer enrayer le cours de la catastrophe. Et, en l’occurrence, c’est se tromper trois fois.

C’est d’abord se tromper en laissant entendre que l’opposition de gauche à l’Assemblée nationale proposerait la décroissance, alors que c’est factuellement faux, à de rares exceptions près. Il suffit de regarder les programmes. Même les élus écologistes, dans leur écrasante majorité, soit récusent l’idée de décroissance, soit restent très prudents à cet égard. Réduire l’opposition parlementaire de gauche à un attelage de partisans de la décroissance n’a donc aucun sens.

C’est ensuite se tromper en présentant la décroissance sous un faux visage, caricaturé à des fins rhétoriques, mais sans aucun fondement factuel. La décroissance n’est ni la récession ni la pauvreté pour tous. Ce serait plutôt, dans sa dimension matérielle, une réduction de la production et de la consommation à des fins de soutenabilité écologique et de justice sociale. Il s’agirait donc d’abord de faire décroître les consommations des plus riches, et de faire décroître les inégalités.

De nombreuses propositions concrètes de la décroissance tournent autour de l’instauration de tarifs progressifs, ou du plafonnement des revenus ; deux exemples de mesure qui pèseraient sur les plus riches et non sur les plus pauvres. L’idée sous-jacente est que, dans un monde fini, les surconsommations des plus riches privent les plus pauvres de leur juste part, en même temps qu’elles dégradent les conditions d’habitabilité du globe. Que l’on soit d’accord ou non avec cette idée, elle n’a en tout cas rien à voir avec la pauvreté généralisée.

Une réponse fondée sur le partage

C’est, enfin, se tromper en laissant prospérer l’illusion que l’on pourrait « en même temps » mener la transition écologique et poursuivre indéfiniment la croissance matérielle. C’est là que le propos se rapproche le plus du climato-dénialisme : un déni non pas du réchauffement lui-même, mais de l’ampleur et du rythme des réductions de production et de consommation qu’il serait nécessaire de collectivement organiser pour espérer l’enrayer ou le ralentir.

Et s’il n’y avait que le réchauffement climatique ! Au vu de l’état de la biodiversité, on pourrait tout aussi bien parler d’écolo-dénialisme en général. Le problème est là : exorciser à peu de frais le spectre de la décroissance, c’est toujours réaffirmer la possibilité d’une croissance infinie, et faire fi des travaux scientifiques qui alertent sur l’existence des limites et sur les conséquences de leur dépassement.

Les théories et les propositions de la décroissance soulèvent de nombreuses questions, toutes très légitimes. Quelles productions et consommations matérielles faudrait-il faire décroître en priorité ? Quelles sont au contraire celles à préserver, au prix d’efforts plus importants ailleurs ? Quels impacts sur le PIB ? Quel modèle social pour accompagner une telle trajectoire ? Comment le financer ? Quels risques géostratégiques ? Ce sont de vraies questions, et la décroissance n’a pas réponse à tout. Mais elle a le mérite de montrer du doigt l’éléphant dans la pièce qu’est la question des limites écologiques, et de proposer une réponse politique fondée sur le partage. Elle n’est pas une invitation démente à la pauvreté généralisée. Il est navrant que, en 2024, on en soit encore à rappeler ces quelques faits.